(Retranscription intégrale avec l'aimable autorisation de l'auteur)
OUESSANT, juin 1883, mariage de Christophe BERTHELE, de Porsguen et de Marie-Servaise MALGORN, de Parluhen.
Christophe, dont la mère est une maîtresse-femme qui lui fait faire des études au Likès de QUIMPER, passe avec succès l’examen de guetteur-sémaphoriste.
A 25 ans il est nommé à l’île GLENAN (Sud Finistère) où il emmène sa douce et timide épouse de 18 ans (Marie) dans une île aujourd’hui bien fréquentée, mais, à
cette époque, ne possédant qu’un sémaphore, un phare et une ferme.
On y accède par un simple canot partant de CONCARNEAU, qui assure aussi le ravitaillement de l’île où abondent heureusement poissons et crustacés.
C’est là, face à l’Océan, qu’ils passent leur lune de miel dont on ne sait rien de plus, sinon que Marie dût quitter assez vite l’île de ses amours, car un enfant
s’annonce.
Elle revient donc à la maison maternelle où vient au monde sa première fille, Louise (devenue Madame QUERRE) en 1884.
Entre temps, notre père est nommé à Corsen, en PLOUARZEL, où notre maman le rejoint avec sa fille.
Le chef-guetteur, Monsieur LE BRUN est très bon.
Nous trouverons son fils Pierre, instituteur à LANDEDA-L’ABER-WRAC’H.
Notre père, très liant, se fait aussi un grand ami en la personne de Monsieur GANDON, instituteur, que nous reverrons souvent par la suite, pendant les
vacances.
De Corsen, nous savons seulement qu’y naquirent successivement Martin, Marie, Françoise et, en préparation, la célébrité (oh ! ... oh ! ...) de la famille, Jeanne,
qui vit le jour au sémaphore du Créach, en 1890, où Papa passa 11 mois, étant nommé chef.
Comme cadeau, il lui fut offert la pointe la plus déshéritée de France : Le Cap de la Chèvre, terre aride et éloignée d’une centaine de mètres de Rostudel, petit
village de pêcheurs pauvres et ignorants, à trois kilomètres de Saint-Hernot, village aussi, avec une misérable chapelle où l’on baptise les enfants, où se dit la messe, le dimanche, sauf aux
grandes fêtes où nos parents doivent aller la suivre à CROZON (13 kms). Notre mère passe au Cap les cinq années les plus dures de sa vie.
Outre les cinq enfants déjà vivants, arrivent encore Thérèse, Anna, Christophe.
Que de fatigues, que de soucis pour la chère maman, heureusement bien aidée par notre père qui cumule bien ses fonctions : Chef de bureau. Bien sûr : le devoir
avant tout !
Entre-temps, à l’avant-garde des papas-poules d’aujourd’hui, il démaillote, il emmaillote, lave les frimousses, démêle, chignonne, tresse, habille (pas à la mode du
jour, mais qu’importe dans ce pays perdu) lave, relave sans cesse tout le linge de la famille.
Mais il faut aussi penser à la nourrir. La mer est un réceptacle de victuailles. Il suffit de descendre les 100 mètres de falaises et les remonter avec un plein
panier de poissons et de crustacés.
Le pain et l’épicerie arrivent à domicile de CROZON.
Et puis, dès le matin, la centaine de lapins et de poules sont lâchés dans la nature, revenant d’eux-mêmes au gîte, car le renard les guette. Ce renard ! Le
tourment de papa qui lui tend piège sur piège. Le voici assis sur son derrière, narguant papa qui le menace du fusil. Il enlève un jour, une belle poule ; on le suit à la trace et on trouve la
pauvrette, bien enterrée, mais les pattes ressortant. A malin, malin et demi !
Professeur, papa l’est pour ses aînés. Tout en lavant, sous la fenêtre de la cuisine, il dicte des phrases de son cru et continue son enseignement, le soir. C’est
ainsi qu’il mène son aînée au Certificat d’Etudes.
Il guide les touristes dans les grottes très renommées de cristal de roche. Il s’en fait quelques amis fidèles dont Monsieur LAPIERRE de la ROUVIERE, Directeur des
Eaux et Forêts, dans l’Est, et Madame COTTIGNY passant leurs vacances à CROZON. Marie se rappelle avoir été avec Martin leur apporter des homards. Un anglais passant également des vacances à
CROZON : “combien d’ans a ce petit-là ?”. Je me souviens d’un très bel album des contes de Perrault, lu et relu par tous, prêté et non rendu, offert par Madame COTTIGNY.
Prédicateur à l’occasion, avec de nombreux Rostudalais venus au sémaphore, le jour de l’an, il leur prêche la bonne parole, mais n’étant pas très sûr de sa
théologie, il demande à son épouse : “c’est bien ça, Marie ?”.
Et voilà comment passent les cinq années de purgatoire de maman, de soucis pour papa et peut-être de bonheur pour les enfants qui s’éparpillent dans la nature,
ivres d’air pur et de liberté. Aussi sont-ils resplendissant de santé à leur arrivée à l’Aber-Wrac’h, en février 1897, jusqu’à 1910.
Papa laissant maman et les enfants à Coataudon, a précédé la famille avec Tonton Michel et Tonton Martin, pour monter le ménage.
Puis, prenant la diligence GESTIN, tout son monde le rejoint.
Arrivés de nuit et conduits par le Capitaine des Douanes MORVAN, nous passons sous le bois de pins.
Quel émerveillement le lendemain matin, devant le nouveau décor, vu du cabinet où trois enfants sont logés dans le même lit ; devant la maison, un grand bois de
pins descendant en pente vers la route qui mène au port ; en face un château (celui de Madame ARNAUD). Quel contraste avec la nudité du Cap ! C’est enfin le paradis !
Maman se sent revivre ; papa oublie ses soucis et retrouve sa gaîté naturelle. Et commence une nouvelle vie : 14 ans de ciel bleu, presque sans nuages.
D’abord, le voisinage : le guetteur BROUARD arrive peu après nous ; les deux familles n’en feront qu’une. Marie est la marraine d’une petite Marie qui s’envole au
ciel, à cinq ans.
Au bout de notre grand jardin, habite la famille COZIAN, lui Commandant de l’OBLIGADO, vieux ponton au fond de l’Aber, servant à la réparation et à l’entretien des
torpilleurs qui sillonnent les côtes ; le sémaphore est en rapport constant avec lui, en signalant l’entrée en rade.
Ce cher OBLIGADO ! On le visite souvent et même on y danse au mariage de Louise. Monsieur et Madame COZIAN nous prennent en amitié ; Madame COZIAN donne à Louise
ses premières leçons de couture, laquelle devient par la suite, une très fine tailleuse, au goût très sûr et habille longtemps toute la famille. (Les robes sur la photo de famille : les trois
pensionnaires dont l’uniforme du pensionnat de SAINT-PIERRE-QUILBIGNON où exerce soeur Marie-Anne, de Parluhen)
Ravitaillement :
A cette époque (1905), l’Aber-Wrac’h n’est encore qu’un petit port, avec des maisons ordinaires, dont celle de Monsieur OULHEN, mareyeur, face à la cale et le café
de Marie KERVOAL.
Monsieur OULHEN se vantant de ne posséder que 17 Francs en poche en arrivant, construit, près de la cale, un vivier à homards, affrète deux vapeurs qui vont les lui
chercher en ESPAGNE et bâtit deux grandes maisons.
Nul commerce d’alimentation : pain, pot-au-feu du dimanche, épicerie, tout vient de LANNILIS. Le jardin bien cultivé fournit en abondance légumes et petits fruits
de saison : fraises, groseilles, cassis noirs et castilles rouges* (*fruit du groseillier) ; les framboises sont réservées au Château. (A noter en passant, le deuil porté par Madame et sa bonne
pour la mort de leur chien)
On trouve en grève poissons, crabes, crevettes et ormeaux. Nous avons des poules, quelques brebis, un bélier armé de grosses cornes recourbées ; il nous fait peur
et encore plus, lorsque Martin eut l’idée saugrenue de les lui peindre en rouge, ce qui le rendit fou furieux. On dût l’abattre. Plus tard, arrivent deux chèvres : Biquette et Jeannette, pour
l’allaitement du petit Pierre né avant terme.
Monsieur OULHEN nous procure pour l’hiver, une sorte de morue, la julienne, que ses bateaux ramènent du Maroc.
Nous allons chercher le lait et le beurre dans les fermes ; ajoutons à cela, les petits pois verts d’Ouessant dont la soupe est unique au monde. Papa fait venir de
NARBONNE, du vin en barrique et du cidre de FOUESNANT ; les enfants se contentent de piquette. Maman, très rusée, prépare sa chartreuse avec un certain petit flacon (essence) et de l’alcool à 90°
et la présente dans une bouteille d’origine.
Elle prépare aussi une autre liqueur avec les cassis du jardin. Cela nous valut un jour, un joli ballet de coqs et de poulettes zigzaguant, gavés par Christophe et
Francis, de ces fruits macérés.
Et voilà ! On vit sobrement mais abondamment ; tout cela, joint au foie de morue de chaque hiver, donne à la nichée de bonnes jambes pour affronter les deux
kilomètres de route séparant la maison de l’Ecole des Soeurs : Soeur Marie-Arthur, Soeur Saint-Arthur et Soeur Athanase.
Chaque matin et chaque soir, en sabots de bois et grosse pèlerine en hiver, on dévale la pente caillouteuse du lavoir, où cancanent les lavandières ; on interpelle
la bande de corbeaux perchés sur le même arbre “Corbeau, va-t’en vite à la maison, le feu est chez toi ; tes enfants sont à brûler et la clé est avec toi ! Ah !”.
On salue respectueusement les gendarmes à cheval, on picote parfois un gros navet dans un champ, on s’approprie un beau tas de crottin en y mettant une pierre :
bonne aubaine pour papa, le soir !
Et voilà l’école ! Nous savons tous lire avant d’y entrer et, de classe en classe, nous arrivons sans problème au Certificat d’Etudes. Seul souvenir : un membre du
jury interroge Christophe : “Quel roi préférez-vous ?” - “Henri IV” - “pourquoi ?” - “parce qu’il aimait les paysans” - “mais tu n’es pas paysan, toi !”... Que si, il en a les goûts : le guetteur
auxiliaire GALIOU l’invite à passer quelques jours chez lui ; il partage toute une semaine, leurs travaux et s’en revient tout crasseux, le samedi soir ; on se lavait le matin le bout du nez avec
le bouchon d’écuelle (pas d’éponge à ce moment-là). L’instruction scolaire, assez sommaire à cette époque, nous mène jusqu’à 13 ou 14 ans. Chaque soir, papa, muni de livres de classe fournis par
les GAUDON, y ajoute quelques éléments nouveaux. Il nous enseigne par exemple la morale laïque : “est-ce bien ? .... est-ce mal ? ... est-ce conforme à la civilité ?” (A noter en passant que
Monsieur HERRY, l’instituteur, était père d’un prêtre et d’une religieuse).
Papa nous enseigne les fractions, les premiers principes d’électricité qui en est encore à ses débuts. Le rôle du guetteur est de surveiller la mer, d’entrer en
correspondance avec les bateaux de guerre, ceci par signaux à bras ; avec BREST et l’OBLIGADO par l’alphabet Morse ._._._. (on trouve celui-ci dans le dictionnaire Larousse). Pour correspondre,
l’appareil est tout simple : la bande se déroule comme un cinéma à l’aide de grosses piles Leclanché baignant dans un acide.
Comme il n’existe pas de bureau de poste à l’Aber-Wrac’h, le sémaphore reçoit tous les télégrammes du pays. OULHEN qui suit le cours de la bourse, en a 5, 6 ou 10
par jour ! Et les jours de congé les enfants descendent par la garenne, le petit casse-cou de sa cour.
Education Religieuse :
L’école est municipale ; on n’y parle pas de religion. Après la classe du matin, une vieille Religieuse, Soeur Marie nous fait réciter le catéchisme (sans
explications). Nous le savons par coeur, ainsi que l’Evangile des Rameaux. C’est quand même important ; on le comprendra plus tard. A l’église, le catéchisme et les retraites se font en breton.
Je n’en retiens que ce fait insolite : Le Recteur pose la question rituelle : “que doit-on faire le matin, en se levant ?”. Un garçon se lève : “Stota !” (Lisez : uriner). Fou rire du bon vieux
Recteur ROLLAND et de tous les enfants... Excuser l’intermède ! Notre éducation se poursuit surtout par l’exemple, les prières du soir à genoux, en commun, la lecture du mois de Saint Joseph en
mars, de Marie en mai et du Sacré-Coeur en juin. Le dimanche, messe et vêpres. Papa ne manque jamais ses vêpres. D’ailleurs les jours de boules (instituteurs et douaniers) avec qui il joue toutes
les quinzaines, disent : “pressons-nous car Monsieur BERTHELE va aux vêpres !”. Et il y va. Après les vêpres, nous faisons généralement avec les BROUARD une petite promenade qui fait mieux
apprécier le café au lait du dimanche, remplaçant la soupe de la semaine.
Visites :
Assez peu fréquentes. Pour le pittoresque : le mendiant venant assez régulièrement marmonner une petite prière à la porte, puis le “pillouwer” avec sa balance et
son sac, offrant écuelles, bols ou assiettes, en paiement des vieux chiffons. Un jour, est venu aussi un montreur d’ours.
En plus sérieux, quelques rares visites de parents de l’île d’Ouessant : c’est si loin ! Mais, non, il est là en la personne de Madame DUPONT, du Kernic, épouse du
chef-gardien du phare de l’île Vierge (365 marches). Nous les recevons tous les deux, de temps en temps, pour goûter.
Monsieur LE BRUN passe le samedi, au retour de l’école pour bavarder avec papa. Et puis, c’est la visite de tonton Auguste (frère de Madame NOEL et cousin germain
de maman, recteur de BOURG-BLANC). On voit sa petite voiture menée par un petit cheval d’Ouessant (race qui n’existe plus). Et Francis de s’écrier “Domini, Domino, Monsieur STEPHAN sur ton dos”.
Il entre dans l’enceinte sémaphorique, mène sa voiture devant notre porte et toujours méthodique, bichonne son cheval, lui cause en lui disant : “sois digne, Laval, sois digne!”, lui donne son
avoine, lui met une couverture sur le dos ; après quoi, il embrasse tendrement sa cousine Marie et le reste de la famille... Et c’est la fête ! Cher tonton Auguste ! La bonté même !
Pour lui, Madame Paul NOEL, sa soeur, fit construire la partie arrière de la villa Jeanne d’Arc mais il n’en profita pas beaucoup et ne fut pas heureux, Monsieur
NOEL lui reprochant le pain qu’il mangeait.
Autre visite d’importance, pour quelques jours d’été, toute la famille GAUDON, le père, la mère, 3 filles de notre âge, 3 garçons plus âgés (le plus jeune des
garçons Adrien, est tué à la guerre de 1914).
La pêche les attire ; le soir, au clair de lune, les garçons donnent des sérénades. Mais, je me demande encore comment on put loger tout ce monde. Thérèse et moi
couchions au grenier dans des hamacs de marin. Et les nourrir ? Je ne parle pas beaucoup de maman dans ce compte-rendu.
Papa, sa bonne humeur et son rire éclatant sont légendaires (on prétend qu’on l’entend rire à 1km à la ronde !) Maman plus discrète, plus réservée, toute à sa tâche
familiale ou d’hôtesse, sait quand même se mêler à la joie commune. C’est lors d’une visite de ces amis que j’ai compris le rôle ingrat d’une mère de famille. Je vois toujours maman, avec une
grosse fluxion dentaire, assise devant l’âtre, sur un petit banc, faisant des crêpes pour tout ce monde (tout se cuisait au foyer à ce moment-là). Plus tard, un brave inspecteur des sémaphores,
le Commandant ORIA nous procure une petite cuisinière sur pieds qui fleure bon la soupe aux pois et le far au four.
Jeux :
Les grands ne s’en mêlent pas ; ils mènent leur vie et aident beaucoup maman.
Louise :
Louise à la lourde charge de l’aînée ; elle est sérieuse, rieuse à l’occasion. Nous la respectons.
Martin :
Martin part à 13 ans au Petit Séminaire de PONT-CROIX. Il ne tarde pas à prendre les premières places et nous ramène un jour, dix gros livres, ayant reçu tous les
premiers prix, plus celui d’excellence.
Marie :
Marie, intrépide comme Thérèse, pour la pêche à la crevette, dans les trous parmi les algues ligneuses (qui n’existent plus). Elle se chamaille avec Martin très
taquin. Plus tard, elle monte à cheval.
Françoise :
Françoise, d’une immuable sérénité, aime la solitude, nous fait marcher en nous donnant des tapes sur la tête. Anna la suivait un jour, en maugréant, pour chercher
du beurre et du lait, à 2kms et lui dit “C’est pas difficile à l’aut’ qu’est dans, là...!” (L’autre qui est dans, c’est le pot au lait dans le panier). Fichue Bécassine !
Jeanne :
Jeanne est la mi-temps de la bande, ni grande, ni petite. Elle aime jouer à la dame, se promène aux récréations avec les amies Marie DUROS ou Julienne MERIADEC
(morte à 13 ans ; ce lui fut un gros chagrin). Tandis que Thérèse “canette” à tour de bras (elle a toujours en poche un gros sac de billes), Jeanne aime se déguiser, suffoque un jour Tante
Martine venue de son île nous rendre visite. Tante Martine, nouvelle arrivée, Jeanne se présente un soir en robe longue et voilette ; papa se retient pour ne pas rire. Jeanne est surnommée
“Colombine”. Papa ayant reçu de confiance un échantillonnage de bijoux de BESANCON, montre, boucles d’oreilles qu’elle désire fort ; deux petites colombes d’argent ! Hélas, les bijoux repartent
comme ils sont venus.
Thérèse :
Thérèse, la tenace, l’intrépide, c’est elle qui mène le jeu car commence le clan des cinq : Anna, Christophe, Louise BROUARD et son frère Francis.
Anna :
Anna, impersonnelle, suit le mouvement, mais se bagarre avec Thérèse : on se tire les cheveux en s’invectivant : “la brune !” - “la blonde !” - “gros curé !” -
“bonne soeur !”. Thérèse lui a dit à LESNEVEN, qu’elle était rapporteuse ! On se connaît peu soi-même, n’est-ce pas ?
Christophe :
Christophe, doux comme un agneau, n’a jamais dit “non” à sa mère, sinon le jour de sa première communion où il refuse obstinément de mettre des gants blancs. C’est
l’ami intime de Francis BROUARD.
Paul et Pierre :
Paul et Pierre nés plus tard sont les deux chouchoux de la famille. Pierre, trois ans, dit un jour à sa mère : “maman, peut-être plus tard, je serai un beau jeune
homme, mais il ne faut pas le dire aux autres ; ils se moqueraient de moi!”.
Petit Pierre mourut à 17 ans, en 1918 de la terrible grippe espagnole qui fit autant de victimes que la guerre. Monsieur l’Abbé STREUB, réfugié à BREST avec sa
famille (son père grand industriel en Belgique, occupant 3000 employés), était demandé de tous côtés par les prêtres de paroisses du Diocèse, la plus grande partie étant mobilisée. Monsieur
STREUB voulait emmener, dans son pays, le cher Pierre, mais le terrible mal les a atteints tous les deux en même temps et tous deux meurent, hélas, comme tant et tant d’autres (200.000 bretons).
Ce cher prêtre demanda d’être enterré à Ouessant où il repose dans le petit cimetière des prêtres.
Passons au clan des cinq. Des jouets, nous n’en avons pas ; nos jeux sont d’extérieurs : quilles, billes, corde à sauter, marelle, pillouet, cache-paletot, au clair
de lune, mais surtout la drisse (grosse corde descendant de la hune).
On y fait un gros noeud sur lequel sont s’assied, on l’enfourche, l’on vous pousse et voilà la plus belle balançoire du monde ; on s’envole au-dessus des arbres de
pins et, pour aller plus haut, encore plus haut, on grimpe sur le rocher voisin ou sur quelques degrés de l’échelle de corde. Thérèse est toujours la plus acharnée. Elle surprit un jour, papa et
Monsieur BROUARD quand elle montra sa petite tête de 5 ans au sommet de l’échelle de corde. Eux se trouvaient dans la hune (hauteur 15m.).
Christophe, lui tombe de la septième marche et se casse la jambe. On le couche dans la cuisine, dans un lit de fer, d’où sort par le bout, un poids de 10 kilos,
façon barbare mais efficace de soigner les fractures à cette époque. Une autre aventure qui eut pu être très grave : il avale toute une boîte de pastilles Poncelet et dort 24 heures
d’affilée.
Mais, revenons à nos jeux. Certains jeudi, en étant saturés, l’un de nous émet l’idée d’aller mendier. Et nous voilà dévalant en vitesse la côte menant à la route
du port. Nous nous arrêtons à la première maison venue et récitons en choeur un “je vous salue Marie”. La dame, Madame PERON arrive avec deux morceaux de pain et, nous voyant, se met en colère.
Pas fiers de nous, nous remontons au plus vite...
En été, nous nous rendons en pique-nique aux dunes, avec les grands cette fois. Monsieur LE BRUN nous mène sur son voilier, à l’île Stagadon et, de là, à l’île
Vierge où nous retrouvons notre ami, le chef du phare, Monsieur DUPONT.
Le phare de l’île Vierge compte 365 marches.
A l’automne, c’est autre chose. Le château de Madame ARNAUD nous est ouvert pour la cueillette des châtaignes. On ramène en outre, de grandes branches d’arbres dont
on se fait des huttes de Robinson.
... Et l’hiver ! Les jours de pluie sont pénibles pour nos parents. Nous ne sommes pas des anges ; le martinet tient en respect (Jeanne en sait quelque chose) ; la
mauvaise note de la semaine nous prive du petit sou du dimanche, c’est-à-dire du bâton de sucre d’orge fabriqué par Perrine. Nous ne sommes pourtant pas gourmands. Ainsi, papa et Louise étant
partis à OUESSANT pour le mariage de Marie COZAN (Madame MASSON), maman nous donne à chacun 20 sous pour aller au marché de LANNILIS ; on se concerte pour acheter ensemble un jeu de loto (13
sous) et chacun se débrouille à sa manière : crayon, carnet, quelques bonbons ; il nous reste à tous 13 sous que nous rendons à Maman. Heureux celui qui n’a pas de désirs !
Nous jouons beaucoup, nous travaillons peu ; les grandes suffisent sans doute à la besogne. A nos heures libres, nous sommes pourtant porteuses de télégrammes
destinés surtout au mareyeur OULHEN, à l’usine d’iode GLAIZOT et au Château LAVENANT, tous trois sur le port. On traverse la garenne, on descend l’escalier creusé dans le roc et on y est. Il nous
est arrivé d’en avoir, la nuit, pour la campagne. Alors on s’équipe, on prend une lanterne. On part en bande et c’est encore un plaisir qui pourtant faillit finir tragiquement. Dans le fin fond
de l’Armorique, là où un cheval s’était perdu, Jeanne s’enlise jusqu’aux genoux et Marie a beaucoup de mal à l’en sortir.
Le jeudi, nous sommes aussi gardiennes de chèvres ; nous menons biquette et jeannette dans les chemins creux ou parfois, soit l’une ou l’autre à la première ferme
de l’entrée de LANNILIS. Nous la reprenons sans nous poser de questions. Pour nous, c’est une promenade. Heureuse insouciance qui ne serait plus de mise, aujourd’hui !
Et puis, il y a Noël : les sabots bien cirés dans l’âtre et, au matin, la joyeuse surprise d’y trouver une orange et un petit Jésus en sucre. Plus tard, la messe de
minuit et le retour endormi.
Au premier de l’An, c’est la grande liesse.
Nous recevons les BROUARD qui nous reçoivent à leur tour, avec les mêmes invités : Monsieur LE BRUN et Monsieur TUMOINE.
C’est la gaîté ! Le cidre pétille si bien que papa, en débouchant sa bouteille arrose toute l’assemblée.
Petit Paul frétille dans sa petite chaise ; il aime le bruit, le mouvement.
Papa est l’animateur ; il y va de sa petite chanson : “pas encore !” :
- Il recherche le bonheur ! Il possède des biens, une maison, mais
Pas encore
- cela viendra assurément, mais enfin, pour le moment Pas encore
- Il possède une épouse douce et charmante, mais Pas encore
- Il possède 10 marmots bien portants, mais Pas encore
- Que lui faut-il alors ? Il est pourtant bien gai !
Maman attaque un timide “Ave Marie Stella”. Ça ne va pas loin. Jeanne débite du Molière avec Monsieur TUMOINE. Nous les gosses, nous chantons de toute notre coeur :
“O sirop béni, O sirop Feret”. On fait ce qu’on peut. L’essentiel est de s’amuser.
Je ne parle pas beaucoup de la famille BROUARD. Pourtant nos vies sont très mêlées et Monsieur BROUARD partage souvent nos jeux. Marie est la marraine de la petite
Marie qui s’envole à cinq ans vers le ciel. C’est notre première rencontre avec la mort. André et Emile naîtront plus tard.
Mais le temps passe, nous pousse vers la vie active. Monsieur DUPONT s’inquiète de l’avenir de toutes ces jeunes filles leur propose la tenue du restaurant “les
trois canards” au bas de la rue de Siam à BREST ! Mais, la Providence veille ; du Mal, elle sait tirer du bien. C’est l’époque du petit Père COMBES (prêtre défroqué) qui chasse les religieux et
les religieuses des écoles et des hôpitaux. Il faut en hâte penser à la relève. Dans la famille BERTHELE, il y en a trois aptes à tenir ce rôle.
Un an d’école au pensionnat tenu par les Filles de la Sagesse, où se trouve Tante Marie-Anne soeur de maman... Et, les voilà munies du diplôme de Brevet Elémentaire
d’Enseignement requis pour tenir une classe primaire. Françoise part aussitôt à TREVOUX-TREGUIGNEC, dans les Côtes-du-Nord.
Marie part à RIANTEC dans le Morbihan. Jeanne (15 ans) attend un an avant de se rendre à PLOUIDER où la Directrice l’oblige à allonger ses jupes et à mettre
voilette !!
Ce sont des professeurs d’occasion, sans formation, mais l’expérience aidant, elles deviennent bonnes enseignantes et les écoles chrétiennes tiendront. Les voilà
casées, avec un salaire minime, très insuffisant (vacances non payées), à la charge donc toujours de nos parents. Mais la route est tracée, route que suivront Thérèse et Anna à GUIPAVAS, et même
Christophe et Paul avant leur service militaire. Ce qui donne dans l’ensemble, soixante ans au service des Ecoles Libres.
Mais n’anticipons pas ! L’an 1910 devient un carrefour dans la vie familiale. D’abord, il y a le mariage de Louise, en janvier, avec Louis QUERRE, copain de collège
de Martin.
Puis l’heure de la grande décision : papa approche de la retraite et désire fort finir ses jours au pays natal. Le sémaphore du Créach est vacant. Nous, les jeunes
filles, nous n’y tenons pas et lui faisons signer un billet d’abdication. On envisage alors d’acheter la maison BERNICOT (devenue propriété des neveux BROUARD). Mais l’homme propose et Dieu
dispose. A ce moment, un bureau de poste s’ouvre à l’Aber-Wrac’h et, par la même, enlève au Sémaphore le bénéfice des télégrammes. Le Créach, à OUESSANT, devient plus rentable par la suite de son
trafic avec le LOYD GEORGE, grande Société Maritime anglaise. Or, Papa a encore à sa charge ses trois derniers garçons, plus ses filles qui ne lui rapportent guère, au contraire. Le destin
décide, c’est là notre place.
En mai 1910, nous quittons donc le cher ABER pour nous installer au Créach pour deux ans. Pendant ce temps, papa fait construire sa maison, au Kéo.
Pendant la construction de sa maison, il se casse la jambe... Il prend possession du Kéo, en 1912, dans les plâtres encore mal asséchés. Il faut se faire à un
nouveau mode de vie. Nos parents sont heureux, c’est le retour aux sources ! Et c’est bien ainsi.
Pour nous, les filles, l’adaptation est assez pénible. La race est accueillante, possède de grandes qualités morales et spirituelles. Mais les coutumes sont
surannées. La vie est morne, monotone, sans distraction aucune. Le refuge est la maison de Tonton Paul pour la belotte.
On s’y fait petit à petit et on s’y attache... Et c’est la dislocation de la famille. Je ne puis suivre chacun dans ses pérégrinations.
En résumé :
- Louise épouse Louis QUERRE
- Martin épouse Joséphine TUAL
- Marie épouse Paul GUILLOU
- Christophe épouse Séraphine LE GOT
- Paul épouse France TALEC
- Françoise est religieuse à NEWCASTLE-UPON-TYNE (Angleterre)
Reste le trio de célibataires : Jeanne, Thérèse et Anna. En 1921, Jeanne se décide à prendre, à OUESSANT, un petit commerce que Thérèse et Anna aident à faire
prospérer. La maison de famille se ferme sur elles, mais s’ouvrira avec joie pour accueillir très souvent les oiseaux envolés ou leurs oisillons. Mais Papa et Maman sont encore là. Papa reprend
du service au Sémaphore du Stiff de 1914 à 1917, puis devient adjoint au Maire.
Monsieur le Curé Jaïn, très Saint Pasteur, le presse de prendre la première place, lui promettant même de demander pour lui, au Vatican la Médaille de
Saint-Grégoire Le Grand, en raison de ses qualités personnelles et des services rendus par ses enfants aux écoles chrétiennes.
Mais il ne recherche pas les honneurs et se sent trop franc, trop nerveux pour ce poste qui exige de la diplomatie. Ce titre sera plus tard réservé à sa fille
Jeanne, adjointe au maire, sous VICHY, à la demande expresse du maire, Monsieur MASSON, l’homme du moment qui sut tenir tête aux Allemands.
Elle possède un “ausweis” de nuit, mais elle n’oserait s’en servir ayant trop peur d’être lacérée par les chiens policiers comme les dix pauvres moutons trouvés un
matin, sur le Goubars.
... Et c’est la délivrance, du moins de l’île. Monsieur le Maire se rend immédiatement à QUIMPER pour donner la démission du Conseil Municipal. Les communistes
s’emparent alors de la Mairie et c’est la gabegie.
Monsieur le Curé est seul capable de mettre fin à ce désordre. Connaissant l’influence de Jeanne sur les femmes de l’île, il la somme de présenter une liste
électorale provisoire. Elle accepte en pleurant craignant de ne pas être à la hauteur de sa charge. Elle est élue pour deux ans, avec une forte majorité. Réélue pour sa bonne gestion malgré les
difficultés de l’heure, elle tient vaillamment le coup pendant dix ans, bien aidée par son secrétaire, Monsieur MALGORN et son Conseil Municipal.
*
Je termine sur cette apothéose.
Je pense avoir quelque peu idéalisé la famille BERTHELE. C’est pourtant une famille comme beaucoup d’autres, avec ses travers, ses accrocs, ses peines, ses deuils.
Mais tout cela s’estompe avec le temps. Il ne reste que le souvenir des jours heureux et l’espoir de se revoir un jour.
Maman, à ses derniers jours, avait des cauchemars. Un matin, elle se réveille, radieuse : “je me suis vue à Cadoran, avec toute la famille réunie !”
Est-ce Cadoran ? .... le ciel ? ... Ou plutôt la joie des retrouvailles en Dieu ! ... Alors ! Au revoir, au ciel !
*
Je dédie ceci à Marie, notre Doyenne.
Elle y prendra je crois, un plaisir extrême.